Le Chevreuil dans le Bosquet

De Robert Graves

(extraits) 


Le prunellier (bellicum en latin) est un arbre porte-guigne ; les habitants de Galmpton et de Dittisham dans le sud Devon, craignent encore la « verge noire » dont se munissaient les sorcières locales en guise de manche à balai pour se véhiculer et qui a pour effet d’entraîner l’insuccès. Lorsque le major Weir, convenantaire et sorcier, fut brûlé à Edimbourg en avril 1670 après être passé aux aveux, on brûla avec lui une canne en prunellier comme étant le principal instrument de ses sorts.
En théorie c’est de bois de prunellier que se servent traditionnellement pour se combattre les chaudronniers irlandais agressifs; en pratique, leur shillelagh est d’ailleurs en chêne, contrairement à la croyance populaire. Les mots strife (dispute) et strive (disputer) du vieux français du nord estrif et estriver, peuvent correspondre au même mot straif, dérivé du breton ; du moins aucune autre étymologie vraisemblable n’est elle avancée. (NDLD : en Allemand disputer se dit Streiten et dispute Streit - prononcer straït) Gilbert White remarque dans son livre Selborne : « l’épine noire fleurit habituellement quand souffle le vent froid du nord-est si bien que le temps rude et désagréable qui se met alors à sévir à cette saison est appelé, par les paysans, d’hiver de l’épine noire »
Si on l’appelle encore le prunellier (sloe en anglais) c’est à cause de ses fruits. En tout cas, les mots sloe (prunelle) et slay (tuer, égorger) ont une parenté étroite en anglais ancien. Comme le vendredi saint tombe ce mois ci, on prétendait que la couronne d’épines avait été faite en épine noire ; et il faut voir ici l’explication donnée par les moines, selon laquelle ce mois porte malheur. On prétend que l’aubépine, arbre de chasteté, est capable de détruire tout prunellier poussant dans son voisinage.


Le noisetier est l’arbre du poète. Quant à la pomme, elle vient en aide au poète comme le met en évidence la légende galloise de Sion Kent.que le Prince de l’Air tente d’enlever ; Kent, ayant d’abord gagné le droit de « grignoter une pomme » finit par se saisir de tout le pommier, sanctuaire dont il ne peut être chassé. Puis « trop chargé de péchés pour le ciel mais n’ayant cependant pas à craindre l’enfer, il se met à hanter la terre comme le frottement assourdi d’un balai ». En d’autres mots, il s’assure l’immortalité poétique.
Le pommier et le noisetier, sont également associés au chêne, le roi des arbres ; le grand arbre de Mugna contenait en lui seul toutes les vertus du pommier, du noisetier et du chêne, « donnant chaque année une pleine récolte de pommes, de noisettes rouges comme du sang et de glands aux cupules pointillées ; son feuillage était aussi vaste que la plaine entière, sa circonférence était de trente coudées, sa hauteur de trois cents coudées ». Il fut abattu à l’arrivée du christianisme.
la Déesse Blanche de la pomme étant de meilleur augure que la Blanche Déesse de l’épine noire ; en effet, elle introduit alors l’été, tandis que l’hostile épine noire, dont les fruits font grincer les dent, est la complémentaire du pommier dans le mois du noisetier et y représente le poète au pouvoir satirique. Je pense que les deux arrangements étaient utilisés dans l’ogham, la nécessaire ambiguïté du sens poétique étant ainsi préservée : la Déesse Blanche est à la fois aimable et cruelle, malfaisante et bienveillante, c’est un axiome.
 

Le glain ou « œuf roux du serpent marin » qui figurait dans les mystères druidiques peut être identifié à l’œuf du monde d’Orphée : en effet, la création du monde, selon les disciples d’Orphée, aurait été le résultat d’un acte sexuel réalisé entre la Grande Déesse et Ophion, le serpent du monde. La Grande déesse aurait également pris la forme d’un serpent et se serait accouplée à Ophion. Assister à l’accouplement de serpents était donc quelque chose de strictement interdit dans la Grèce Antique (l’homme qui en avait été le spectateur était frappé du « mal feminin » : il devait vivre comme une femme pendant 7 ans ; de même genre de punition fut infligé, de façon permanente, aux Scythes qui avaient saccagé le temple de la grande Déesse à Ascalon). Le caducée d’Hermès, la baguette insigne de son office de conducteur des âmes aux Enfers, était en forme de serpents accouplés. La déesse aurait donc accouché de l’œuf du monde, qui contenait des virtualités infinies mais qui n’était rien par lui même jusqu’à ce que le Démiurge l’eut fendu. Le Démiurge était Hélios, le Soleil, à qui les disciples d’Orphée identifiaient leur dieu Apollon, ce qui est naturel puisque le soleil fait éclore les œufs de serpents ; et l’éclosion du monde se célébrait chaque année à la fête du soleil de printemps, fête à laquelle est rattachée la voyelle omicron dans l’alphabet.
Comme le coq était l’oiseau orphique de la résurrection, consacré à Asclépios le Guérisseur, fils d’Apollon, les œufs de poule remplacèrent les œufs de serpents dans les mystères druidiques les plus récents ; ils étaient colorés en pourpre en l’honneur du Soleil. Ils sont devenus les œufs de Pâques.
 

Le gui dont les baies étaient autrefois prisées, à la fois comme la panacée et comme un aphrodisiaque, n’est pas un arbre dans le sens où il devrait germer en terre ; c’est sur les autres arbres qu’il pousse. Or il existe deux sortes de gui : le gui proprement dit et le loranthus. Les grecs les distinguaient respectivement sous les noms d’hypear et d’ixos On trouve le oranthus dans l’Europe de l’Est, mais pas dans celle de l’ouest, et, à la différence du véritable gui, c’est lui qui pousse sur les chênes. Il pousse également sur les tamaris et ses feuilles, colorées de rouge feu, peuvent avoir été celles du « buisson ardent » dans lequel Jéhovah apparut à Moïse. On ne peut déterminer de façon absolue si le loranthus ne pourrait pas avoir été trouvé en Europe de l’ouest ou si les druides celtes ont dû l’apporter avec eux des territoires danubiens où leur religion s’est d’abord formulée, ou encore s’ils ont pu greffer sur leurs chênes le gui propre aux peupliers, pommiers et autres arbres commensaux. Il paraît assez probable qu’ils aient réussi cette greffe à en juger d’après l’insistance avec laquelle les mythes nordiques font allusion au gui de chêne. Virgile note que le gui est le seul arbre qui se pare de nouvelles feuilles en plein hiver. Ses couleurs sont le blanc, le vert et l’or comme les colonnes et les linteaux montrés à Hérodote dans l’ancien temple d’Héraclès à Tyr.
A l’équinoxe d’été, dans l’ancienne Europe, l’œil de l’année se faisait crever par un pal de gui, tous les autres arbres ayant refusé de le faire selon la légende norroise. L’église admet à présent le houx et le lierre comme décors honorables pour Noël mais prohibe le gui comme païen. Et pourtant on ne peut retirer au gui qu’il soit le roi du solstice d’hiver ; d’ailleurs, jusqu’à nos jours, s’il était interdit d’échanger des baisers en toute autre saison, cela était autorisé sous ses branches du moment qu’elles étaient garnies de leurs baies. En analysant ses alcaloïdes, les chimistes ont tenté de savoir comment le gui avait bien pu acquérir le surnom de « guérit-tout ». Ils n’ont pu y trouver quelque vertu thérapeutique que ce soit, bien que cela ne prouve pas définitivement l’absence de vertu curative chez le gui. La camomille par exemple, a des propriétés médicinales mais on ne peut en extraire aucun alcaloïde. Or, une plante se voit rarement attribuer une vertu mystique, lorsqu’elle ne possède pas quelque propriété bénéfique pour l’homme. A moins que le spectacle de feuilles vertes et de baies blanches, sur un arbre nu par ailleurs, ait paru suffisamment bizarre pour y accoler des pouvoirs surnaturels. Le bois, soit dit en passant, est extrêmement dur et résistant, le gui étant de croissance lente. La lance de gui d’Haedury qui traversa la noble poitrine de Balder, dans la légende, n’est pas une fantaisie poétique : j’en ai taillé une pour moi-même en Grande Bretagne.
Il faut considérer la relation poétique qui s’établit entre le noisetier et le pommier. On sait à présent que le chevreuil, à l’origine une biche blanche, se dissimule dans le bosquet et que le bosquet est composé de 22 arbres sacrés. Le poète va naturellement poser une question de plus « mais où gîte exactement l’animal dans le bosquet ? »
« où ? » c’est la question qui devrait sembler la plus laborieuse à résoudre aux poètes qu’oppresse le seul thème poétique de la vie et de la mort. Comme le fait ressortir le Pr Ifor Williams, c’est parce que le coucou fait entendre son « où ? » si constamment qu’on le représente dans la toute première poésie galloise, comme une rabat-joie, car, si « cw cw » (prononcer coucou) signifie bien « où ? où ? » c’est qu’il crie à tous les vents « où mon amour s’est il enfui ? où sont perdus mes compagnons ? » Assez curieusement on retrouve le même thème dans une élégie d’Omar Khayyam : une palombe solitaire couve dans un palais en ruines et crie une interrogation « Ku ? ku ? ku ? ku ? » car le mot iranien pour dire « où ? » est le même qu’en Gallois ; de même, dans le mythe grec la huppe Térée s’écrie « Pou ? pou ? « à l’adresse de ses épouses perdues.
Le « where ? » anglais provient, selon le dictionnaire anglais d’Oxford, « de la racine interrogative quà ». Presque toutes les interrogations, dans les langues indo-européennes, commencent par Q (sauf quand Q a été transformé en P comme en grec, ou en W comme en allemand et en anglais), de même en vieil écossais où on l’appelle « Quhair ». En fait, Q est la lettre de l’interrogation perpétuelle. Le latin aligne une belle collection de Q :
Quare ? quis ? quà ? quid ? qualis ? qui ? quo ? quomodo ? quando ? quorsum ? quoties ? Quantum ? quot ?
Sans oublier la dangereuse question du serpent « quidni ? » (pourquoi pas) et naturellement la question « quà » (où ?)
Mais la muse a fait une promesse au poète « cherche patiemment et tu trouveras ! »
Mais comment la biche blanche pourrait-elle se cacher ailleurs que sous l’arbre du Q, le pommier sauvage ?
C’est bien ce que confirme le poète Valentin Iremonger dans les « audiences des docteurs » :
« La lettre Q est l’initiale d’un arbre nomme Quert, c’est à dire un pommier. Et comme il existe le diction Quert est l’abri de la biche sauvage cela signifie que c’est le pommier qui l’est »
Une glose poétique intéressante sur l’abri de la biche sauvage se trouve dans le même ouvrage : « c’est à dire : du boscell (lunatique) mot provenant de basceall (mort sens) pou rappeler que l’esprit vient au lunatique à l’approche de sa mort. »
Cela signifie que l’amour de la Déesse rend le poète fou : il va vers sa mort, et c’est seulement là qu’il rencontrera la sagesse.
Quert n’est pas seulement l’un des 7 arbres sacrés « nobles » du bosquet, dans les Triades d’Irlande on peut lire qu’il est même, avec Coll, le noisetier, l’un des deux seuls arbres sacrés « pour le dépravé terrassé dont la mort est conforme à la vie ». Dans la littérature et le folklore européen, le pommier est le symbole de la maturité, comme l’œuf l’est de l’initiation, les 112 jours de la série des mois du Lion, dans le Beth-luis-nion, s’échelonnent de l’œuf jusqu’à la pomme, depuis la fin de saille, le mois des nids, jusqu’à la fin de quert, le mois de la pomme. Aussi, lorsque la légende biblique d’Adam et Eve, atteignit l’Europe du nord, on y comprit que le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal était une pomme et non une figue, en dépit de la feuille de figuier du contexte. Adam ayant mangé le fruit de l’arbre de l’intelligence, que lui avait tendu Eve, les bardes traduisirent évidemment le mot « figue » par le mot « pomme ».
Les 7 arbres sacrés nobles du bosquet, minutieusement détaillés dans un poème du VIIème siècle ajouté en appendice à l’ancienne loi irlandaise Crith Gablach, étaient le bouleau, l’aune, le saule, le chêne, le houx, le noisetier, le pommier. Exception faite de ce que Beth, l’arbre porte chance du mois de la naissance, a pris la place de Huath, l’épine blanche porte malheur, les arbres sont cités en une suite logique depuis l’équinoxe de printemps jusqu’à la fin de la récolte des pommes. Dans le Câd Goddeu de Gwion, le bouleau est mentionné comme « très noble » ; c’était néanmoins le pommier qui était l’arbre le plus noble de tous, en sa qualité d’arbre de l’immortalité. Les poètes du pays de galles ont toujours respecté sa prééminence spirituelle et le délicieux Afallenau médiéval.
Doux pommier de couleur rose
Qui pousse en secret dans la forêt de Celyddon

N’est pas un poème sur le pommier des vergers, mais sur le pommier du bosquet sacré, l’arbre refuge de la biche. Comme l’écrit Gwion : « je me suis enfui comme une biche vers le bosquet enchevêtré »
Où donc le roi Arthur s’en est il allé pour faire cicatriser ses blessures, sinon dans l’île d’Avalon, l’île secrète « des pommiers » ? Au moyen de quel amulette la Déesse Blanche obligea-t-elle Bran à entrer dans le pays de Jouvence sinon au moyen « d’une branche de pommier d’Emain aux fleurs blanc d’argent sur laquelle fleurs et branche ne faisaient qu’un » ? L’île d’Emain , les champs Elysées goïdeliques, est ainsi décrite, dans un poème par Ragnall, fils de Godfroy, roi de ces îles :
Amarante s’étend la féerique Emain ;
Ravissante la contrée où elle se cache.
Son rath est plus gracieux que tous les autres raths ;
En foule les pommiers grandissent sur son sol.

Quand Niamh aux cheveux d’or enleva Oisin vers ce même pays de Jouvence, ce dernier fut le spectateur de son destin, d’abord sous la forme d’un faon sans cornes poursuivi par un chien blanc aux oreilles rouges, puis sous sa propre forme habillée de façon royale et montant un cheval blanc à la poursuite d’une belle fille sur un cheval noir ; elle tenait à la main une pomme d’or. Les deux apparitions glissaient au dessus d’une mer calme ; il ne se rendait pas compte de leur signification et Niamh, nonchalamment, éludait les questions qu’il posait à leur sujet.
Il a été dit que la déesse de l’île sépulcrale d’Aliscamps, sur le Rhône, se nommait Alys et que l’aune (aliso en espagnol) lui devait son nom. Dans son dictionnaire étymologique, Dauzat établit une liaison entre alisier et aliso, l’aune servant de paravent à ces îles sépulcrales. On constate la même ressemblance entre l’els ou elze (cornier) scandinave et allemand et else (aune); ce nom d’Alys semble se retrouver encore dans l’Ilse, le fleuve qui court du Brocken à l’Oker et dans lequel une princesse Ilse se serait noyée. Comme le fruit de l’alisier (celui de la variété méditerranéenne aussi bien que septentrionale) est une sorte de baie de sorbier, il est vraisemblable que c’était là la pomme d’immortalité de la gaule, l’Espagne et la Scandinavie pré-chrétiennes. S’il en est bien ainsi, Champs-Elysées ou Alyscamps, auraient la même signification qu’Avalon « verger de pommiers ». Le fruit du sorbier a pour signification symbolique : « de la corruption, la douceur » - on ne peut en consommer les fruits avant qu’ils ne soient devenus blets, de couleur brun roux, comme s’ils se décomposaient. Il faut peut être y voir la raison pour laquelle les Audiences des docteurs mentionnent l’arbre comme un agréable substitut de l’if, l’arbre de la mort, bien que l’explication qu’ils en donnent serait que tous deux portent le nom de « plus vieux des bois ». « Plus vieux » dans le cas de l’alisier, ne peut guère signifier que « de la plus ancienne renommée » car il ne jouit pas d’une existence particulièrement longue.
Dans une lettre récente, publiée par le supplément littéraire du Times, M. Kenneth Dutfield émet la suggestion, tout à fait vraisemblable, que le mot Avernus, (séjour de la mort) que les Latins faisaient incorrectement dériver du grec a-ornis (sans oiseaux) serait le même qu’Avalon, ce qui identifierait les Champs-Elysées à l’Averne. Le lac Averne près de Cumes, semble avoir acquis son surnom à cause de l’atmosphère fétide.
Qui recouvre ses bords, et à cause de son voisin, le sanctuaire de la sibylle de Cumes qui évoquait les esprits des morts.
Le 13 août, la célébration de la fête pré-chrétienne de la déesse-mère Diane, ou Vesta, s’accompagnait du cyder, chevreau rôti embroché sur des branches de noisetier, accompagné de pommes encore accrochées en grappes à leurs branches. On appelait encore cette déesse du nom de Némésis (du grec némos « bosquet ») ce qui, en grec classique, évoque une vengeance divine pour la rupture d’un tabou. On la représente portant une branche de pommier dans une main si bien que Commodianus, poète chrétien du Vème siècle, l’identifie à Diane Nemorensis (du bosquet) dont les fidèles « adorent une branche coupée et donnent le nom de Diane à une bûche ». On notera que toutes les deux, Némésis et Diane Némorensis, sont associées au culte du daim, mais pas à celui du bouc. Némésis porte une roue dans son autre main, pour montrer qu’elle est la déesse de l’année qui tourne, comme l’Isis égyptienne et la Fortune latine ; mais on l’a généralement compris comme signe que la roue finit un jour par terminer un tour complet et que le châtiment atteint alors celui qui l’a mérité. En Gaule, elle était Diane Némétone (németon = bosquet sacré) représentée tenant une branche de pommier, un vase à cyder décoré de silhouettes d’Ethiopiens et un griffon mi lion, mi aigle, tout cela désignant la saison de sa fête. Au Moyen Age, cette fête fut transformée en celle de l’Assomption de la Sainte Vierge (15 août). A cause des changements survenus dans le calendrier au XVIIème siècle cela correspond en fait à l’ancien 6 août, début du mois de quert.
La relation entre le pommier et l’immortalité est ancienne et largement répandue en Europe. Mais que signifie donc le mot « pomme » ?
Selon le dictionnaire anglais d’Oxford l’étymologie d’Apple est inconnue, mais le mot a parcouru toute l’Europe, du Nord ouest des Balkans à l’Irlande, sous une forme se rapprochant d’Apol dans la plupart des langues.
Il est clair que l’antique scène des trois déesses, de la pomme et du jeune berger de l’Ida a un sens réel complètement différent de celui que lui a donné un quelconque antique misogyne dans l’histoire de la « pomme de la discorde » (Paris adjugeant la pomme à la déesse de l’amour). Récompenser d’une pomme la déesse de l’amour aurait été une impertinence de la part du berger : la totalité des pommes lui appartenant. Merddin se serait-il avisé de faire présent à Olwen d’une pomme du verger de cette dernière ? Adam aurait-il eu l’idée de donner une pomme à la mère de tous les vivants ? Il est visible que les trois déesses sont, comme d’habitude, les trois personnes de l’antique Triple Déesse, et non des rivales jalouses. Il est tout aussi évident que c’est la déesse de l’amour qui tend la pomme au berger, ou au chevrier, mais qu’elle ne la reçoit pas de lui. Il s’agit de la pomme de l’immortalité et du jeune Dionysos (le dieu commémoré par le chevreau farci aux pommes), car, selon Hesychius et Stéphane de Byzance, l’un des titres de Dionysos était Eriphos, le « chevreau ». Dans ses Géorgiques, Virgile exprime une conception fautive : il prétend que le chevreau, embroché de bois de noisetier, est sacrifié par Dionysos parce que le bouc et le noisetier sont tous les deux les ennemis de la vigne. Il est difficile de savoir si le mot apol s’est rapproché par hasard du mot Apollon, le personnage de Dionysos dans le rôle d’Immortel, ou si les termes en apol, désignant la pomme, viennent du nom du dieu. Mais il est remarquable qu’en grec les mots signifiant bouc (ou brebis) et pomme soient les mêmes (mélõn), de même qu’en latin (màlum). On donnait à Héraclès, qui combien en une seule personne les personnages de Dionysos et d’Apollon, le nom de melon parce que ses adorateurs lui offraient des pommes et parce que les trois filles de l’ouest, encore une fois la Triple déesse, lui avaient fait présent du rameau aux pommes d’or ; c’étaient des pommes qui devaient le rendre immortel. La conclusion de l’histoire de la Pomme de la Discorde, accordée au berger par Hélène en récompense de son jugement, découle évidemment d’une interprétation inexacte de la représentation du « jugement » montrant un jeune berger main dans la main avec Hélène. Mais Hélène n’était pas une mortelle ; c’était Helle, ou Perséphone, une déesse de la mort et de la résurrection. Héraclès, Thésée, Castor et Pollux ont tous été figurés en sa compagnie sur les œuvres d’art archaïques.
Même si la pomme peut passer pour le plus agréable au goût des fruits sauvages poussant sur des arbres, pourquoi donc lui a-t-il été donné une importance mythique aussi immense ? La réponse doit en être recherchée dans la légende de l’âme de Curoi qui aurait été dissimulée dans une pomme ; lorsque l’épée de Cuchulain eut sectionné la pomme « la nuit tomba sur Curoi ». En effet, si l’on coupe une pomme en deux dans le sens convenable, chacune de ses moitiés montre en son centre une étoile à 5 branches, symbole d’immortalité, représentant la déesse en ses 5 stations, de la naissance à la mort, puis de nouveau à la naissance. Elle représente également la planète Vénus (Vénus à qui la pomme est consacrée) adorée comme l’étoile du soir Hesper sur l’une des moitiés de la pomme et comme Lucifer, fils du matin, sur l’autre.
La « pomme » du culte thrace orphique semble avoir été le fruit du sorbier plutôt que le coing, la pomme sauvage ou la pomme de verger, car Orphée, dont le nom et la tête chantante l’identifient à bran, le dieu de l’aune, est parfois nomme encore Oeagrius, Oea Agria désignant le sorbier sauvage.

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