Le Sabbat des Sorcières
par Carlos Ginzburg
version française Tof
Le thème de la Sorcellerie de Europe,
autrefois considéré comme marginale et même frivole, est depuis le début des
années 1970 devenu un sujet de discussions international entre les historiens.
Pourtant, très peu d’études se sont penchées sur le sabbat – la rencontre
nocturne de sorcières et de sorciers – alors qu’il s’agit pourtant d’une partie
importante de l’histoire de la sorcellerie et de la chasse aux sorcières.
L’exception principale est celle de Norman Cohn « Europe’s Inner Demon » en 1975
qui soulève deux points principaux :
1. L’image du sabbat qui vient des premières décennies du quinzième siècle est
une élaboration moderne, des autorités judiciaires, des juges ecclésiastiques et
des démonologues, d’un stéréotype agressif qui fut appliqué autrefois aux Juifs,
aux premiers Chrétiens et aux sectes hérétiques du moyen-âge.
2. Il n’y avait pas de rituel correspondant réellement à cette image. Les
assemblées nocturnes décrites, avec des détails aussi macabres et pittoresques,
lors des procès et des traités de démonologie furent plus une sorte de secte de
sorcières et de sorciers qui étaient censés y prendre part – une projection des
peurs et des obsessions des juges et des inquisiteurs.
Le premier point de Cohn me semble inacceptable, puisqu’il postule la continuité
et l’homogénéité d’un stéréotype, qui en fait a suivi une modification radicale
à un moment particulier à cause de l’introduction de différents éléments
appartenant soit au monde scientifique soit à celui du folklore. Tout cela
suggère que le sabbat doit être regardé comme un phénomène issu d’un mélange
culturel plutôt que la projection d’une culture dominante.
Les composants principaux du stéréotype décrit par Cohn sont les orgies
sexuelles, le cannibalisme et le culte d’une divinité bestiale. Mais à part
l’interruption chronologique entre le début du huitième siècle et la fin du
onzième, les preuves sur lesquelles cette interprétation est fondée présentent
une interruption encore plus flagrante si l’on observe leur contenu. Le
cannibalisme attribué aux sectes hérétiques était une sorte d’endo-cannibalisme
rituel où les enfants d’unions incestueuses étaient dévorés lors de rencontres
nocturnes. L’image de la sorcière poursuivant les enfants ou des adultes d’une
communauté pour les manger ou pour les rendre malades est très différente et
bien plus agressive. Pour découvrir comment cela a pu émerger, je propose
d’analyser un corps de preuves différentes de celles proposées par Cohn.
Nous pouvons commencer par la rumeur qui est apparue en France lors de l’été
1321 selon laquelle les lépreux avaient conspiré pour empoisonner les puits et
les fleuves. Cette accusation fut presque immédiatement étendue aux Juifs qui
furent accusés d’avoir poussé les lépreux à le faire, parfois à la demande des
Musulmans qui dirigeaient Grenade et Tunis. Ainsi, cette notion préexistante
d’un ennemi intérieur qui obéit et est l’instrument d’un ennemi extérieur, fut
la cause d’une persécution féroce qui était la première de ce genre de
l’histoire européenne. Lorsqu’on étudie les chroniques, les confessions
extirpées sous la torture et les preuves fabriquées délibérément cela conduit à
la conclusion certaine que deux complots furent ourdis en France à cette époque
par les autorités juridiques et ecclésiastiques : une contre les lépreux et une
autre tout de suite après contre les Juifs. Après avoir été mis au bûcher et
massacrés d’autres façons encore les lépreux furent mis à l’écart et les Juifs
expulsés. Les deux mesures furent défendues, quelques mois avant la découverte
du prétendu complot, dans une lettre adressée à Philipe V de France par les
consuls de sénéchaux de Carcassonne.
En 1347, à l’époque où la Mort Noire faisait rage en Europe, une accusation
pareille à celle de 1321 émana à nouveau de Carcassonne. Cette fois, selon les
autorités, seuls les juifs avaient empoisonné l’eau pour répandre la peste.
Encore une fois, la conspiration fut découverte grâce à la torture et il en a
résulté une persécution de la communauté Juive du Dauphiné et des régions autour
du Lac de Genève. Mais dans la même région quelques décennies plus tard, en
1409, l’inquisition a accusé les Juifs et des groupes Chrétiens de pratiquer de
concert des rites qui étaient « contraire à la foi Chrétienne ». Cette
description énigmatique se référait probablement à la notion de sabbat
diabolique qui a commencé à prendre forme dans le « Formicarius » un traité
écrit par un dominicain Johannes Nider écrit en 1437 durant le Concile de Bâle
et basé sur des faits concernant les procès de sorcières qui furent conduits par
l’inquisiteur d’Evian et un juge de Berne. Nieder affirme que dans les 60
dernières années une nouvelle forme de sorcellerie a émergé, une secte dans le
sens propre du terme, avec un rituel impliquant un culte du Diable et une
profanation de la Croix et des sacrements. Cette preuve chronologique est
corroborée de l’autre côté des Alpes : au début du seizième, l’inquisiteur
dominicain Bernardo da Como a écrit que selon les minutes des procès dans les
archives de l’Inquisition locale une secte de sorcières s’était formée environ
150 ans plus tôt.
Ainsi l’image du sabbat a pris forme dans les Alpes Occidentales vers le milieu
du quatorzième siècle, un demi siècle avant la date traditionnellement acceptée
par les érudits. La graduation « lépreux – Juifs – sorcières » qui émerge de
notre reconstruction est plus importante que l’antériorité de la date. La
création d’une image d’une secte de sorcellerie, en plus des sorcières et
sorciers isolés doit être considérée dans un autre chapitre – qui sera plus
important – de la ségrégation ou de l’expulsion de groupes marginaux qui
caractérise la société Européenne depuis le quatorzième siècle. C’est aussi un
évènement instructif d’un point de vue théorique. Initialement elle émerge d’une
politique délibérée, ou même d’un complot, qui était assuré de connaître le
succès grâce à une réponse populaire rapide. Mais les liens successifs dans
cette chaîne empêchent de parler de complot. Le schéma d’un groupe hostile
conspirant contre la société fut progressivement réitéré à tous les niveaux,
mais directement contre des cibles qui ne pouvaient être prévues. Le prodigieux
traumatisme de la grande peste a accru la recherche d’un bouc émissaire sur
lequel reporter les peurs, les haines et les tensions de toutes sortes. Les
supposées rencontres nocturnes de sorcières et de sorciers, qui venaient de loin
par les airs pour conduire leurs pratiques diaboliques, incarnaient l’image d’un
ennemi organisé et omnipotent avec des pouvoirs surhumains.
Comme nous le savons, les sorcières et les sorciers volaient jusqu’au sabbat,
parfois sous une forme animale ou en chevauchant des animaux. Ces deux éléments
de vol et de métamorphose ne faisaient pas partie du stéréotype agressif
concernant la secte des empoisonneurs de puits. On a commencé à en entendre
parler en 1428, lors de certains procès de sorcières à Sion dans le Valais et à
Todi (nous reviendrons plus tard sur le synchronisme). Que ces thèmes aient
émané du folklore est connu depuis longtemps, mais les érudits n’on jamais
cherché plus loin. Certaines croyances populaires, existaient avant le sabbat
mais y étaient liées à de nombreux niveaux, nous donnent un indice.
Le cas le plus documenté est celui des « bénandanti du Frioul ». Ces gens,
dénoncés par leurs voisins vers 1570, ont dit aux inquisiteurs qu’au cours de
l’année, au moment des quatre périodes de jeûnes liées aux solstices et
équinoxes, ils entraient en une sorte de transe. Certains d’entre eux, surtout
des hommes, ont dit qu’ils se mettaient à se battre en des lieux éloignés, en
« esprit » ou en rêve, armés de branches de fenouil. Leurs ennemis étaient des
sorcières et des sorciers armés de bâton de sorgho et ils se battaient pour la
fertilité des champs. D’autres, surtout des femmes, ont dit que, soit « en
esprit » soit en rêve, elles assistaient aux processions des morts. Tous ceux
qui furent interrogés ont attribué leurs pouvoirs extraordinaires au fait d’être
nés « coiffés ». Les inquisiteurs, une fois dépassée leur première surprise, ont
essayé de faire avouer aux benandanti qu’ils étaient des sorciers et qu’ils
prenaient part aux sabbats des sorcières. Sous la contrainte les benandanti ont
altéré leur histoire pas à pas pour que, plus de 50 plus tard, elle corresponde
au stéréotype du sabbat qui avant n’était pas évoqué lors des procès de
l’Inquisition du Frioul.
La réaction des Inquisiteurs était tout à fait compréhensible. Les excursions
nocturnes des benandani étaient précédées par une sorte de transe qui laissait
le corps de la personne comme mort, après quoi l’esprit quittait le corps sous
la forme d’un animal (une souris ou un papillon) ou chevauchant un animal (un
lièvre, un chien, un porc ou autre). Cela fait clairement penser aux
métamorphoses attribuées aux sorcières sur la route du sabbat. La similitude
évidente peut être interprétée d’un point de vue différent de celui des
inquisiteurs. En 1966 dans « I benandanti » je faisais remarquer que dans le cas
des sorcières tout comme dans celui des benandanti, « cet état de léthargie –
provoqué par l’utilisation d’un onguent de sommeil ou par un narcotique de
nature inconnue – était ensuite recherché pour atteindre un monde mystérieux des
morts, inaccessible autrement, le monde des esprits qui hantent la terre sans
espoir de paix ». Selon moi, c’est ici que nous devrions chercher ce qui se
cache derrière le mythe des benandanti, en cherchant plus loin que les versions
agraires et funéraires. Les sorciers, ennemis de la fertilité des champs,
reflètent l’ancienne notion des morts ne parvenant pas à trouver la paix, les
processions des morts est bien sûr une image en partie chrétienne, proche de
celle des âmes au Purgatoire. Dans les deux cas, les benandanti, hommes ou
femmes, semblaient être des intermédiaires professionnels entre les communautés
et le royaume des morts. Ma conclusion était :
De tels phénomènes de transes, de voyages juchés sur des animaux ou sous la forme d’animaux… pour assurer la fertilité de la terre et… participer aux processions des morts (qui assuraient aux benandanti des pouvoirs prophétiques) forme une trame cohérente qui évoque immédiatement les rites des chamans.
Lorsque j’ai écrit ces mots je restais
dans la suggestion sans rien proposer, l’analogie entre les bénandanti et les
chamans, la distance entre le Frioul et la Sibérie semblait bien trop
importantes. Mais, à l’heure actuelle je pense que la surprenante différence des
cultures, des lieux et des époques entre ces réalités peut être surmontée par
des recherches morphologiques, leurs résultats pourront dans le futur servir de
guide à une reconstruction historique.
Lorsque Wittgenstein a proposé l’idée de « présentation perspicace » comme une
alternative à l’explication génétique de Frazer, cela a accentué le besoin de
trouver « des liens intermédiaires ». Dans notre cas cela implique l’adoption
d’un point de vue franchement comparatiste. Ainsi, les benandanti « funéraires »
qui, en rêve, assistent aux processions des morts, deux similitudes ou
connexions naissent d’elles-mêmes. Tout d’abord, avec les témoignages concernant
le mythe de la « horde furieuse » ou « chasse sauvage », ou les esprits des
morts, généralement conduits par une déité masculine comme Herlechinus, Odin,
Herod ou Arthur. Deuxièmement, avec les histoires (surtout le célèbre Canon
episcopa) de femmes révant de voler de nuit, chevauchant un animal dans le
cortège de Diane ou d’une autre divinité féminine (Holda, Perchta, Hérodias,
etc.). Tout cela étoffe un dossier relativement substantiel, surtout
Franco-Allemand, mais avec une importante extension jusqu’à la vallée du Pô. A
la base, les textes que je pus rassembler sur le thème des batailles de
fertilité étaient maigres et disparates. Comme parallèle aux benandanti je n’ai
réussi qu’à trouver les kersniki de Dalmatie et le cas, qui semble être
exceptionnel, d’un vieux loup-garou jugé en Livonie à la fin du dix-septième
siècle. Mais le second dossier s’est développé et implique un certain nombre de
personnages bien implantés dans le folklore Européen : les zduhaéi des Balkan,
les tàltos de Hongrie, les mazzeri de Corse, les burkudzàutà d’Ossétie, les
loups-garous de la Baltique, et les chamans de Laponie (noai’di) et de Sibérie.