Le Mauvais Oeil
Quand j’y repense, j’ai l’impression de l’avoir toujours suivie. J’avais à peine cinq ans quand j’ai commencé. Elle vivait un peut à l’écart du village, avec ses trois poules, le coq, le chat et la chèvre. Elle ne parlait guère aux autres, mais il faut bien dire que personne ne faisait d’efforts dans ce sens. Quand elle allait au puits, ou au lavoir, les conversations cessaient aussitôt et les femmes avaient soudain moult bonnes raisons de rentrer chez elles.
Grand-mère m’avait dit « méfie toi ! elle a le mauvais œil » Quel meilleur argument aurait elle pu trouver ? Dès lors je n’eus plus qu’une obsession : voir ses yeux ! Au vu du ton mystérieux adopté par l’aïeule ce devait être quelque chose d’extraordinairement effrayant, et la pauvre vieille femme avait oublié combien les petits garçons de cinq ans aiment se faire peur !
L’ennui quand on est si petit et qu’on se cache, c’et qu’on ne peut pas voir les yeux des gens. Il arriva sans doute un moment où j’oubliais ce but premier. La suivre est vite devenu une nécessité pour moi. Elle m’intriguait et me fascinait tout à la fois. A force j’étais passé maître dans l’art du camouflage, et bientôt je connus par cœur son emploi du temps basé sur les saisons, et les lunaisons, et ses parcours.
Sans m’en rendre compte je m’écartais du monde des vivants, pour entrer dans le sien. Ce monde à part, ni ici ni ailleurs.
Je l’air vue les nuits de pleine lune, aller à la Pierre Levée. Elle emportait toujours une bougie, un couteau, des plantes odorantes, et d’autres objets que je ne distinguais pas nettement. Je l’ai vue, subjugué, se dévétir entièrement et invoquer des déités qui m’étaient inconnues.
Je l’ai suivie dans elle cueillait ses herbes, et quoique je ne sus pas à quoi elles servaient, j’appris lesquelles se collectaient à quel moment de l’année.
J’ai admiré maintes fois son corps nu et ses longs cheveux quand elle se baignait dans la rivière.
J’en arrive parfois à me demander si mon secret était si bien gardé ? Peut être m’a-t-elle deviné dès le début ? Peut être a-t-elle simplement accepté ma présence, attendant que je me manifeste ?
Quand mon corps et mon esprit mûrirent, cette forme de voyeurisme ne fut plus un jeu. Pourtant, combien je souffrais dans ma chair ! J’aurais voulu aller vers elle, la toucher, la humer, mais je me contentais de garder mon rôle honteux : l’espion.
J’ai même rôdé autour de chez elle quand je la savais au marché à vendre ses tisanes. J’ai vu le chaudron, le balai, j’ai vu les fioles, j’ai vu la fourche à deux dents. Je n’en ai pas parlé. Je sentais confusément que cela lui nuirait et qu’alors je la perdrais.
Dans le poulailler était accrochée une pierre trouée. Au dessus de la porte de la bergerie il y avait un bouquet d’herbes. Je reconnus la jusquiame, des bardanes, l’armoise, la valériane, la coriandre et le fenouil. J’ai vu aussi les signes gravés dans le bois au dessus de la porte d’entrée de la maison. Je l’ai toutefois poussée, m’attendant à être foudroyé sur place, et j’ai trouvé un intérieur tout simple. Un lit (SON lit), un coffre, une table, deux chaises, un rouet, une baratte. Je suis allé dans son jardin, j’ai frotté sur mon visage sa robe qui séchait sur le fil à linge.
Je suis sûr qu’elle a tout su de cette visite. Tout comme je savais tout de ses visites discrètes à certaines de ces femmes qui faisaient mine de l’ignorer quand elles la croisaient au village.
Les années ont passé. Je devins un homme, et restais célibataire. Ma vie était trop liée, depuis trop longtemps, à la sienne, pour que je puisse la partager avec une autre femme.
Je restais fidèle à nos « rendez vous » de la pleine lune, et à ceux de février, mai, août et novembre. Je me pris à observer anxieusement la flore dans la crainte qu’elle ne fit une mauvaise récolte. Je surveillais sa maison durant son sommeil de crainte qu’un autre ne le fit à ma place.
Je la vis vieillir, ses cheveux grisèrent, son corps devint moins ferme, mais pour moi elle restait la plus belle des créatures et j’étais toujours aussi ému quand elle se baignait dans l’eau vive et froide du ruisseau. Et pourtant, je n’avais toujours pas vu ses yeux….
Quand j’eus quarante ans, un jour qu’elle revenait du bois, les bras chargés, en plein hiver, elle trébucha et tomba. Je restais caché, mais, ne la voyant pas se relever je n’eus d’autre choix que d’aller à son secours. Je me souviendrai toujours de cet instant d’éternité, quand je l’ai soulevée, que j’ai écarté ses mèches de son visage et qu’elle m’a fixé d’un regard si puissant…. J’en frémis encore ! Oh non, ce n’était pas un mauvais œil ! J’ai vu dans son regard la forêt et le ciel, la neige et le feu, des siècles de connaissances, la bonté et la force, les vies passées et à venir. J’y ai vu aussi une étincelle d’amusement quand elle m’a dit « eh bien ! tu en as mis du temps »
Le Cercle de la Pierre Sorcière Wica, Wicca et Sorcellerie