Tempus Fugit

Quand mon esprit vole sur les ailes du harfang, quand il chevauche le cerf dans les bois, quand il dérive avec les nuages ou au fil de l’eau, je revois mes vies antérieures.
Mon âme se souvient quand je vivais dans les steppes. Là où l’hiver était rude et le printemps chiche. J’en garde le souvenir de l’odeur du feu sous la yourte, celui du cheval que nous montions à cru. Il me revient des sons. Les cris quand les  hommes rassemblaient le troupeau. Le son du tambour quand le chamane guérissait ou prédisait. Les oiseaux, haut dans le ciel.
Il m’en reste un goût certain pour les tissus aux couleurs vives. Il m’en reste le goût du grand air.
J’étais une fillette de six ans, enfant d’un couple déjà trop âgé à qui j’ai été enlevée trop tôt selon eux. Ils n’avaient pas compris que leur destin était de ne pas avoir d’enfant. A vouloir forcer la nature on en paye le prix fort. Et j’étais ce prix.
J’ai vécu au Japon il y a bien longtemps, au temps du shogunat. J’ai grandi dans une maison de bois. J’ai arpenté les ruelles de Kyoto, vêtue du kimono de soie qui pesait si lourd sur mes épaules, le visage blanchi, les lèvres rouges et les yeux ourlés de noir. Les trois couleurs…. J’ai fait retentir le bruit de mes getas sur les pavés le soir venu. Il m’en reste l’amour des vêtements qui entravent les mouvements, et celui des chaussures improbables.
J’étais un oiseleur, je ne sais où, je ne sais quand. Seuls les oiseaux le savent. Eux qui se laissent si facilement attraper par moi, eux qui me font confiance quand ils sont pris, enfermés, perdus, tombés du nid. Ils me laissent les prendre dans mes mains, je les garde un instant, je leur parle et quand je les sens prêt je leur rends leur liberté.
J’étais une fée, je vivais dans un buisson d’aubépine. J’en aime toujours l’odeur, les petites fleurs au printemps, les baies à l’automne. J’aime leurs troncs tortueux. Il se dit que parfois mes ailes repoussent, un bref instant. Je le crois volontiers. Si seulement elles me permettaient de voler à nouveau… mais alors je ne serai sans doute plus celle que je suis dans cette vie. Je garde un souvenir fort du buisson, je l’ai aimé, je m’en suis lassée, convaincue que l’herbe du voisin est plus verte, je l’ai quitté et puis je suis revenue, demandant à nouveau sa protection.
J’ai hanté les ruines d’un château, assise sur ce qui restait du donjon, nuit après nuit, attendant d’être délivrée. Ma longue robe blanche pendait presque jusqu’au sol et j’étais triste… à mourir ! Je chantais. Je me languissais. A mon grand désespoir j’effrayais ceux qui passaient par là, moi qui aurais tant voulu leur parler… j’aurais pu leur dire que n’importe quelle vie, aussi dure et brève soit elle, vaut mieux qu’une éternité de solitude, à ne plus connaître ni la faim, ni la soif, ni l’amour, ni la joie, ni la peine. Juste l’attente d’un changement.
J'étais forgeron, j'ai frappé sans relâche le fer pour lui donner forme. J'ai transpiré au dessus du feu, je rentrais chez moi couvert de l'odeur de ce même feu. J'ai ferré les chevaux. Ma peau a été brûlée par les étincelles.
J'en garde une joie profonde quand j'entends le marteau qui s'abat avec régularité sur le fer rougi.
Et à chacun de ces passages ici, mon amour, tu étais avec moi. J’ai été ta maîtresse, ton amant, ta fille, ta sœur, ton ami. Et nos destins continueront à se croiser puisqu’ils sont liés, comme le sont les fils des cordelettes que je tresse, et ceux des tissus que j’assemble, les brins de laine que je feutre. Car mes mains, comme mon âme, ont gardé le souvenir des gestes que j’ai faits tant et tant de fois par le passé.

Retour

 

 

 

 

 

Le Cercle de la Pierre Sorcière Wica, Wicca et Sorcellerie